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Photo du rédacteurStéphane Turgeon

Une matinée dans les pattes d'André Forcier

Dernière mise à jour : 21 mars 2020

Je n’y crois pas. C’est pas possible. J’ai sans doute mal compris.


« Youhou, tu m’entends ? Ça t’dirait de visiter le plateau du dernier film d’André Forcier ? », me redemande mon vieux chum Jean-Paul au bout du fil.


« Mets-en !


- D’accord. Je te mets en contact avec mon ami Louis, c’est le producteur. »


En raccrochant, complètement ébahi, je vois défiler dans mon esprit quelques créatures carnavalesques du bestiaire de Forcier : un albinos et un homme-sandwich vivant dans une minoune enneigée, des enfants rebelles roulants fièrement en side-car, armés d'une carabine flambant neuve, un cinéaste parti en Louisiane faire l’homme-canon par amour pour une femme à barbe du parc Belmont, une mère au grand cœur enfantant la progéniture de sa propre fille, allaitant même son mari lors d’une montée de lait...



Dans mon panthéon personnel, deux figures trônent au sommet du cinéma québécois : Pierre Perrault au documentaire et André Forcier à la fiction. Je croiserais Madonna ou Bono dans la rue, et ça ne me ferait pas un pli. Mais rencontrer Forcier me rend complètement gaga. C’est comme ça, je suis un fou de cinéma. Il ne faut surtout pas que j’oublie d’apporter le livret de presse d’Au clair de la lune pour me le faire dédicacer.


Le jour venu, rempli d’espoir et de doutes, je me présente donc à l'adresse du lieu de tournage dans le quartier de la Petite-Bourgogne à Montréal. De l’extérieur, rien n’identifie l'endroit à un studio de cinéma, mais de nombreux panneaux de stationnement avec l’inscription Embrasse-moi comme tu m’aimes me confirment que je suis à la bonne place.


En entrant, je croise des techniciens qui circulent sans vraiment remarquer ma présence. Je m’étonne qu’il n’y ait aucun contrôle à l’entrée. Je me présente donc à la régie, et demande à un type parlant dans un C.B. à voir Louis Laverdière, le producteur. Ce dernier ne tarde pas à m’accueillir avec la plus grande amabilité.

« Bonjour Stéphane, viens que je te présente Marc-André », me dit-il en me serrant chaleureusement la main.


Ma nervosité monte d’un cran. Au loin, je reconnais immédiatement le grand cinéaste : silhouette bedonnante et cheveux gris hirsutes, Forcier affiche son air habituel d’ours mal léché et d’artiste frondeur, et porte ce jour-là un vieux t-shirt plus tout à fait blanc avec une étrange inscription au crayon-feutre.


« Marc-André, je te présente mon ami Stéphane.


- Enchanté, Monsieur Forcier ! Je suis un grand admirateur de votre œuvre. » lui dis-je au comble de l’enthousiasme.


Il me sourit timidement en me serrant mollement la main. Cette gêne m'étonne de la part de celui que l’on surnomme l’enfant terrible du cinéma québécois. Cela me rappelle la fois où j’ai rencontré par hasard Pierre Falardeau. Il était devenu complètement embarrassé lorsque je m'étais mis à le questionner sur ses projets de films. Les grandes gueules sont souvent de grands timides.


Nous nous dirigeons vers le plateau où je reconnais plusieurs acteurs qui discutent en attendant la prochaine prise. Je croise, entre autres, Roy Dupuis dans un costume d’époque débraillé qui se dit à lui-même : « J'pense m'a aller pisser moé là... » C’est drôle comme le vernis du glamour peut vite s’écailler. À bien y penser, je crois que ce n’est pas Roy Dupuis qui parle, mais plutôt le personnage qu’il incarne en ce moment. Plusieurs grands acteurs, adeptes du method acting, demeurent dans leur rôle en dehors des prises de vue.



J’examine le décor qui est emblématique de toute l’histoire du cinéma québécois : une humble cuisine salle à manger. En observant les différents accessoires et costumes, j’en déduis que l’action doit se situer quelque part dans les années trente-quarante. J’accompagne Louis et Marc-André jusque derrière un pan du décor, dans un tout petit réduit où se trouve un moniteur vidéo. Louis me tend une chaise.


« Tiens Stéphane, assois-toi à côté de Marc-André.


- Vous êtes sûr ? Je ne voudrais surtout pas vous déranger...


- B’en non, voyons ! »


Je m’installe donc à la droite de Forcier. J’ai vraiment l’impression de rêver. Moi qui croyais observer tout ça en retrait sans trop me faire remarquer, je me retrouve promu assistant personnel d’une légende du cinéma ! Pendant que le premier assistant à la réalisation règle les derniers détails de mise en scène, j’entame la conversation avec Forcier.


« Quel est le sujet de votre film ?


-Euh... J’aime autant pas m’embarquer là-dedans... »


J’ai la désagréable impression de lui avoir posé là une question embarrassante alors que c’est la plus banale qui soit. J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de l’histoire d’un amour incestueux entre un frère et sa sœur jumelle qui est paralysée des jambes depuis sa naissance. Et cette infirmité résulte de l’enroulement du cordon ombilical de son frère jumeau autour de ses pauvres petites pattes fœtales... Une autre histoire d’amour fou comme seul André Forcier peut en inventer.



Quelques secondes après le début de la première prise, Forcier interrompt Roy Dupuis :


« Coupé ! Ce ne sont pas exactement les mots que j’ai écrits pour cette réplique. »


Calmement, Roy lui répond que c’est précisément ça qu’il a écrit dans le scénario. La scripte lui donne immédiatement raison.


« Désolé, je suis un plein d’marde. On va reprendre la scène du début. »


Toute l’équipe rigole et se remet au travail rapidement. La scène présente une mère de famille pauvre, mais fière (Pascale Montpetit) qui sert des bines au lard à sa marmaille ainsi qu’au curé de la paroisse en visite. Le père ivrogne (Roy Dupuis) boude son repas et passe des commentaires désobligeants. Il en vient jusqu’à insinuer une relation homosexuelle entre son fils aîné (Antoine Bertrand) et le curé. La scène se termine lorsque le fils empoigne son père et le projette violemment contre le mur. Chaque fois que cette scène est reprise, tous les murs du décor en tremblent tellement notre Louis Cyr des temps modernes y met force et vigueur. Roy Dupuis encaisse tout ça sans jamais se plaindre ni tenter de ménager les ardeurs de Bertrand. Je constaterai en voyant le film que le papa alcoolo se fait littéralement encastrer dans le mur tout comme dans un dessin animé.


« Aimes-tu les dialogues, Stéphane ? », me demande subitement Marc-André.


C’est à mon tour d’être embarrassé par sa question. J’acquiesce timidement. La vérité, c’est que ces dialogues sont très écrits. En fait, ils ressemblent davantage aux vers d’un poème qu'à des mots servant à donner l’illusion de paroles extraites de la vie. En fait, ces dialogues sont parfaits pour un film de Forcier, mais ils sonneraient assurément faux dans n'importe quelle vue d'un autre. Je change rapidement de sujet.


« Quelle est la signification du « Salut… » inscrit au feutre sur votre chandail ?


- C’est une tradition que j’ai de porter ce chandail le jour de l'anniversaire de mon défunt père... »


Songeur, j’observe le silence. Si jamais je sens la présence d'un fantôme, je saurai de qui il s’agit.



Après une bonne dizaine de prises, Forcier me demande candidement :

« Tu trouves pas ça plate de revoir constamment la même scène ? »


Je sors de ma bulle en lui affirmant qu’au contraire, cela m’est absolument passionnant. Il semble rassuré par ma réponse, mais tout à coup, je m’interroge : était-ce une perche qu’il me tendait en souhaitant que je la saisisse pour le laisser travailler tranquille ? Je me résonne en me disant de cesser cette paranoïa. Avec tout le bagou qu'on lui connait, je serai le premier à le savoir si je dérange.


Une fois que le plan général de la scène a été complété à la pleine satisfaction du cinéaste, on déplace la caméra pour tourner une nouvelle prise de vue de cette même scène. Une bonne partie de l'équipe prend une pause bien méritée. On se réunit alors autour du craft, l’espace de ravitaillement où des collations et breuvages sont offerts sur des tables pliantes. On y sert aussi les mêmes fèves au lard que les acteurs mangent dans la scène de cuisine. Forcier précise que ce sont les meilleures de tout Montréal, et qu’elles ont été achetées le matin même dans une binerie réputée du Plateau-Mont-Royal. J’ai souvent entendu dire que le milieu du cinéma en est un qui se pratique dans l’esprit de collégialité, mais j’ai l’impression ici d’entrer dans une famille. D’ailleurs, la femme et un fils de Forcier font partie de l’équipe. Marc-André discute de mille sujets puis se plaint avec amusement du contrôle alimentaire qu'exerce sa femme sur lui :

« C'est pas mêlant, c'est rendu qu'elle met du chou kale jusque dans mon spagatt' ! »



Un petit groupe de quatre observateurs se joint alors à nous. Louis les présente à Marc-André. Ce sont des gens de la compagnie d’assurance, des cinéphiles venus, comme moi, écornifler. Je sens une certaine tension parmi l’équipe. En m’éloignant un peu, j’entends des techniciens chialer à propos du nombre élevé d’intrus sur ce plateau. Cela me rappelle une anecdote de Jean Renoir qui, après une visite impromptue de gens de l’assurance sur son plateau, s’était présenté avec quelques techniciens au bureau de l’assureur. Les employés de la compagnie, leur demandant ce qu’ils pouvaient bien faire là, Renoir leur dit de ne pas se préoccuper d’eux, qu’ils venaient juste pour regarder...


Blague à part, là, je n’hallucine pas : je comprends parfaitement que je fais partie de ces indésirables. Je me promets alors de ne pas abuser de mon privilège. Après la pause, je décide donc de ne pas me rasseoir à côté de Marc-André, histoire de lui foutre la paix et d'observer la scène sous un angle différent.


Le tournage reprend enfin. Je regarde la scène un peu en retrait, à quelques mètres derrière la caméra. Ce qui me frappe alors, c’est le caractère artificiel de ce qui est joué. Bien entendu, la recréation d’une autre époque crée une distance, mais il y a beaucoup plus que ça. Je réalise pleinement que la scène qui se déroule là n’est pas un spectacle offert aux observateurs tout autour, mais plutôt un matériau brut donné à scruter par la caméra. Et c’est dans la vérité intérieure de ces personnages que le cinéphile se reconnaîtra.



Sous tous ces spots, je commence à avoir drôlement chaud. Je vais au craft pour prendre une bouteille d’eau, et j’y rencontre Louis.


« Et puis, Stéphane, ça te plaît ?


- Beaucoup !


- Si tu veux assister à plusieurs jours de tournage, tu es le bienvenu ! Je t’enverrai les horaires par e-mail.


- Super ! Je pars dîner et je reviens tout à l’heure. »


Pendant mon repas, je me dis que je profiterai au maximum de cette journée et ne m’imposerai pas un jour de plus.


À mon retour, je constate que le plateau a été déserté par la plus grande partie de l’équipe. Seulement quelques techniciens sont là à ranger du stock. Après avoir failli me faire assommer accidentellement par un longue barre de métal que deux ouvriers démontent du décor, je passe à la régie où une femme en sandales vient m’accueillir. Dans mon empressement, je m’approche d’elle un peu trop brusquement et lui écrase un orteil avec mes grands souliers. Je me confonds en excuses. Dans son regard, je sens à la fois la douleur et la pitié que mon désarroi le plus complet lui inspire. Elle m’explique que Louis et les autres ont changé le plan de tournage et sont allés filmer des scènes extérieures sans me donner plus de détail. Je la remercie en m’excusant une dernière fois, rouge de honte.


C’est bon, je pars. En fouillant dans mon sac à dos pour prendre mes lunettes fumées, je me rends compte que j’ai oublié de faire dédicacer mon programme. Tant pis, ce n’est pas la fin du monde. Et soudainement, je souris au soleil éclatant de cet après-midi de juillet pendant que cet air surgit dans mes oreilles comme une bande sonore dans le film de ma vie :


« We’ll meet again, don’t know where, don’t know when... »

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