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Photo du rédacteurStéphane Turgeon

Le cinéma de Luis Buñuel : le film comme ruban de rêve

Dernière mise à jour : 16 oct. 2020


SEPTEMBRE 1992. J’ai 17 ans et j’étudie les sciences humaines au Cégep de Lévis-Lauzon. Je n'y connais personne, et je ne sais pas trop ce que je fous là. Comme à peu près tout le monde dans ce programme, je cherche ma voie. Il y a une exposition de lithographies dans le mail, la place centrale du cégep où tout le monde va fumer entre les cours. Il y a là tout plein de reproductions d’œuvres d’art célèbres à vendre : La Joconde, La Naissance de Vénus, Le Cri,… Mais mon œil s'accroche instinctivement à quelques images d'un certain Salvador Dali. Son imagination débridée m’impressionne au plus haut point. À la bibliothèque, j’apprends qu’il appartenait au mouvement surréaliste et qu’il a collaboré aux scénarios de deux films du cinéaste espagnol Luis Buñuel. Le premier de ces films, réalisé en 1929, c'est Un chien andalou. Un titre étrange et beau, que j’ai déjà entendu dans une toune des Pixies, Debaser (en français, déstabilisant). J’ai vraiment soif de me retrouver déstabilisé ! Où puis-je donc voir ce chef-d’œuvre du cinéma muet ? Certainement pas au cinéma Le Lido, où l'on peut y admirer Détonateur Vivant avec Pierce Bronsnan.






En attendant, je développe ma cinéphilie en épluchant le TV Hebdo : j'enregistre tout ce qui est coté 3 (Très bon) à 1 (chef-d’œuvre). Je vois enfin mon tout premier film de Buñuel un dimanche minuit à Radio Can : Le fantôme de la liberté. Quel choc! Un film absolument libre de toutes les contraintes habituelles du cinéma commercial. L'on y suit, à la manière d’un rêve, un personnage A qui rencontre un personnage B, puis on abandonne A pour suivre B qui rencontre C… L’action n'est pas le fait d'un simple héros qui suit une quête, mais il est plutôt une suite fascinante d'enchaînements de micro-récits qui semble tenir ensemble par un fil narratif secret, étrange.... Quel émerveillement devant autant d'humour et de trésors d'imagination ! Ce genre de film ouvre des perspectives nouvelles : oui, il est possible de faire du cinéma comme ça.





FÉVRIER 1994. J'assiste à une projection dominicale de Los Olvidados à l'auditorium du Musée du Québec avec un ami aussi fou de cinéma que moi. Je crois que nous sommes les seuls jeunes gens parmi cette assistance aux têtes poivre et sel. Los Olvidados montre, sans jugement, les conditions abjectes d’enfants abandonnés à eux-mêmes dans un bidonville de Mexico. Premier grand film de sa période mexicaine, il fut très mal reçu à l'époque par la presse locale qui reprochait à Buñuel de donner une mauvaise image du pays. Mais sur la scène internationale, le film fut un succès et remporta même le prix de la mise en scène à Cannes en 1951.


Quelle scène formidable que celle de cet aveugle au caractère de cochon qui se fait sauvagement bousculer et lapider par des enfants. L'homme rampe par terre et se retrouve face-à-face avec un poulet sur un leitmotiv sonore ironique. Et que dire de cette image finale brutale où l’on voit le cadavre d’un enfant jeté dans une décharge publique, rouler parmi les ordures. À la vue d'une chose aussi révoltante, l'esprit parfois se rebiffe. Spontanément, moi et mon ami, nous nous esclaffons ! Nous seuls avons rit. Le mot FiN apparaît à l’écran. Les lumières se rallument et l’assemblée de bonnes gens nous regarde avec un profond mépris, nous sentons tout le poids de leur jugement sur nous. Involontairement, en provoquant ce petit « scandale » parmi ces bourgeois cultivés, nous avons peut-être commis là un acte surréaliste ? Il est ironique de constater que la grande culture a récupérée l'œuvre d'un esprit profondément subversif.




SEPTEMBRE 1994 - J'étudie maintenant les communications publiques à l'Université Laval. Ma première grande joie est de découvrir que la bibliothèque abrite une ciné-médiathèque contenant une impressionnante collection de films « rares ». Moi et mes copains allons s’y faire projeter des copies pellicule de classiques du cinéma tout en buvant de la bière apportée en contrebande. Je vois enfin Un chien andalou, et c’est une véritable révélation. Quelques images en vrac : Buñuel fume une cigarette à la fenêtre et tranche l’œil d’une femme avec une lame de rasoir ; un type poursuit une femme désirable, tirant au bout d’une corde, deux prêtres, deux pianos à queue et deux ânes en putréfaction ; une main infestée de fourmis ; un homme, la bave aux lèvres, qui pétrit des seins qui se transforment en foufounes... La violence et la force de ces images irrationnelles m’ont profondément marqué, plus encore que les innombrables films d’horreur écoutés durant mon adolescence. J’entreprends alors de voir tous les films de Buñuel…



AUJOURD'HUI EN 2020 - À ce jour, j'ai enfin vu tous les films de l'impressionnante cinématographie de Buñuel. Ses œuvres sont à l'origine de ma cinéphilie et du choix de ma profession de scénariste. Il trône évidemment au pinacle de mes cinéastes favoris. Moi qui suis particulièrement touché par la plastique et les recherches formelles au cinéma, il faut bien admettre que Buñuel n'est pas un esthète. Il ne recherche pas la beauté dans une image. Cependant, ses images brutes choquent, bousculent, marquent l'imaginaire. De la même manière qu'un feutre noir gorgé d'encre traverse la page blanche et laisse sa marque en dessous, les images de ce cinéaste se fraient un chemin jusqu'à l'inconscient.


Au Mexique, il a appris à travailler dans la rapidité avec de très petits budgets. En seulement quinze à vingt jours de tournage, il filmait sans tourner de plan de sécurité (images tournées pour donner plus de latitude au montage quand certaines images se révèlent inutilisables). Il tirait un plan en trois prises au maximum, et bouclait le montage en moins d'une semaine. Voilà une qualité qui était très appréciée des producteurs mexicains : Buñuel savait exactement où il allait et comment s'y rendre le plus rapidement et efficacement possible. Cette grande aptitude à ne pas dépasser les budgets lui permettait d'obtenir la pleine maîtrise de ses films. Et malgré la rapidité des tournages, il se ménageait tout de même un espace de liberté en improvisant de petites choses, en laissant au hasard le soin d'ouvrir des portes que notre esprit rationnel se garde bien rarement d'explorer. Une idée chère au groupe surréaliste dont il est resté fidèle à l'esprit toute sa vie. « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie », dixit Lautréamont.



Une autre idée centrale du cinéma bunuelien est celle de montrer toutes les facettes de l'expérience humaine et de la vie. Le cinéaste prend un malin plaisir à se moquer de l'Église catholique, des institutions et des valeurs bourgeoises, mais il se garde bien de juger ni de condamner aucun de ses personnages. Il a le souci constant d'exposer une thèse et son contraire. Le spectateur est mis en position de comprendre la situation et les positions prises par ces personnages de telle sorte qu'il est bien difficile de les juger. Nul n'est irrémédiablement bon ou méchant. Buñuel est un moraliste en ce sens qu'il donne matière à réflexion sur les mœurs, la nature et la condition humaine.


Son cinéma est éminemment personnel (avec toutes ses obsessions sur le catholicisme, les insectes, le fétichisme du pied, les frustrations sexuelles, les mutilations,...), provocateur, imaginatif et divertissant. Pratiquant l'athéisme avec la même ferveur que le plus pieux des religieux, il aimait répéter qu'il ne transcrivait simplement que les visions spontanées que lui offrait son esprit. Son langage cinématographique révèle un sens du trait comique précis et acéré; un rythme sec et souvent brutal.


Buñuel, qui inventait ses histoires en collaboration avec des scénaristes, n'écrivait pas une ligne du script, se disant ágrafo, c'est-à-dire réfractaire à l'écriture. Mais chacun de ses films portent sa singulière empreinte.


Lorsque les journalistes lui demandaient ce qu'il désirait laisser comme héritage après sa mort, Buñuel leur répondait à la blague qu'il souhaitait faire une surprise à sa femme et ses enfants en léguant tout ce qu'il possède à la famille multimilliardaire des Rockefeller. Il imaginait ensuite sa dépouille rouée de coups et couverte de crachats par sa descendance outrée...


Plus sérieusement, son dernier souhait était qu'à son décès, on le mette en terre et qu'on l'oublie.


Désolé, Don Luis !



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